GAGNON, VILLE DE LA COTE-NORD

GAGNON, VILLE DE LA COTE-NORD
par BERNARD GAUTHIER

Il y a 25 ans, la Côte Nord était le symbole de la Terre promise pour les travailleurs en quête de faire fortune. C’était la ruée vers le fer. Les économistes d’alors prédisaient même que la ville de Sept-îles accueillerait jusqu’à cent mille habitants en 1990. En fait dans ses meilleures années, la capitale de la Côte Nord a reçu tout au plus quarante mille de population.
Voilà qu’aujourd’hui, après la décision de l’ex-président de l’Iron Ore, Brian Mulroney, de fermer Schefferville en 1983, c’est maintenant à Gagnon de vivre le même sort.
Le soir du 12 octobre 1984, les dés sont jetés: Québec annonce la fin des opérations minières le 11 janvier et la fermeture complète de la ville le 30 juin. C’est l’aboutissement d’une attente sans fin, d’un climat social pénible que vivent depuis trop longtemps les travailleurs. Les rumeurs viennent de s’estomper et chacun s’oriente à présent vers un nouvel avenir. Un avenir plus prometteur.
La ville de Gagnon a vu le jour en 1959 et elle doit son nom à la mémoire d’Onésime Gagnon, celui qui fut premier à détenir le portefeuille des Mines au Québec. Un an plus tard, naît le premier conseil municipal. Les travailleurs affluent de partout, établissent de nouvelles racines sociales et, disons-le, acceptent aussi d’épouser de nouvelles conditions environnementales: car, au royaume de l’épinette noire, cela veut dire des froids sibériens qui ne cessent pas, quand l’été, ce n’est pas infesté de mouches noires. Au plus fort de sa croissance, Gagnon réserve un accueil à quatre mille habitants.
La présence de la compagnie minière Québec-Cartier à trois cent kilomètres au nord de Port-Cartier remonte même avant la naissance de Gagnon. Après cinq années de prospection dans la région, la filiale de la puissante multinationale américaine U.S. Steel décide d’exploiter la mine de fer du lac Jeannine, située à quatre milles au nord de Gagnon. Très vite, un chemin de fer relie Port-Cartier à Gagnon.

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L’ACTION NATIONALE
En 1977, les habitants apprennent que les gisements de fer sont épuisés. Mais voilà que le gouvernement provincial propose de venir à la rescousse de Gagnon et de sa population, en y formant une nouvelle compagnie: la Sidbec-Normines dont les partenaires sont la British Steel avec 41% des intérêts, Québec-Cartier appartenant à U.S. Steel avec 8% des actions, et Sidbec-Normines, propriété du gouvernement québécois avec 51% des actions.
Nouvel espoir, nouvel avenir. Sidbec-Normines se tourne vers un second gisement, très riche en minerai de fer: le site du lac Fire, à 95 kilomètres au nord-est de Gagnon. Soir et matin, beau temps mauvais temps, les mineurs voyagent de Gagnon au lac Fire, souvent dans des conditions très difficiles.
Les installations du lac Jeannine sont réutilisées pour la mise en opération d’un concentrateur. Sa fonction est de débarrasser de toutes impuretés le minerai de fer en provenance du lac Fire. Le minerai est ensuite acheminé à Port-Cartier et transformé en boulettes d’oxyde de fer. La production de ces boulettes commence quelques mois après l’implication de Sidbec-Normines lors de la résurrection de Gagnon, c’est-à-dire en novembre 1977. Cinq mois plus tard, la production cumulative atteint dix-sept millions de tonnes.
Essentiellement, la fermeture de Gagnon est une question d’ordre économique. Québec devait absolument rationaliser ses opérations pour demeurer compétitif sur le marché mondial. Or, la crise économique de 1982 n’aidant pas et la concurrence de plus en plus féroce des pays producteurs de fer, tels le Brésil, la Suède et l’Australie, rendaient les coûts de nos boulettes de fer moins attrayants. Rationaliser a finalement pour conséquence de concentrer toutes les opérations dans une seule ville minière: Fermont.
Mais à Gagnon, les rumeurs disent plus. On croit notamment que la décision de fermer la ville vient de la compagnie Québec-Cartier plutôt que de la Sidbec-Normines. Les intérêts de Québec-Cartier étant plus importants à Fermont qu’à Gagnon d’une part, et d’autre part, la compagnie assurant la gestion des opérations minières dans les deux villes, il est alors permis de penser que la filiale de la U.S. Steel sert ses propres intérêts avant ceux des autres.

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La fermeture de Gagnon entraîne d’importantes conséquences socio-économiques. Plus graves encore qu’à Schefferville.
Dès le premier juillet, les services essentiels seront coupés. Il n’y aura ni électricité, ni service téléphonique, ni soins médicaux, ni service de transport d’aucune sorte, plus rien. Une ville fantôme. Même que les cours scolaires prennent fin le 31 mai, ceci pour permettre aux familles de quitter la ville dans les délais prévus. Qui plus est, tout porte à croire que Québec procédera à la démolition complète de la ville d’ici l’été de 1986. C’est-à-dire que maisons, chalets, centre d’achat, salle municipale seront rasés au sol.
Les rumeurs veulent que cette décision, inusitée à première vue, soit prise par Sidbec-Normines qui n’a pas intérêt à verser sa quote-part de taxes municipales — quatre millions de dollars annuellement — à la municipalité régionale de Caniapiscau. Cette MRC comprend les villes de Fermont et Schefferville qui «appartiennent» incidemment à Québec-Cartier et à l’Iron Ore. Ces deux compagnies minières sont des filiales américaines de U.S. Steel et Hanna Mining, ce qui revient à dire, qu’une bonne partie des montants d’argents passerait outre-frontière.
Les réactions à l’annonce de la fermeture de Gagnon sont partagées. Le président du syndicat des Métallos, Clément God-bout, dénonce l’attitude antisociale du gouvernement et l’exclusion des travailleurs dans le processus de la prise de décision. À Sept-îles et à Port-Cartier, les deux Chambres de commerce ne sont pas inquiètes outre mesure pour l’économie de leur ville. Les échanges commerciaux avec Gagnon étaient plutôt faibles. À Port-Cartier, l’usine de bouletage fonctionne plus que jamais. C’est que, depuis la fin des activités à Gagnon, les prévisions pour la production du minerai de fer à Fermont vont sans cesse croissant: de 7 millions de tonnes en 1984, Québec-Cartier estime atteindre le 16 millions de tonnes cette année. Une rationalisation qui porte fruit!
Le 24 octobre 1984, soit douze jours après l’annonce de la fermeture, un comité de reclassement se forme en vue d’aider les travailleurs à se relocaliser. Ce comité se compose des gouvernements fédéral et provincial, des compagnies minières Québec-Cartier et Sidbec-Normines, de la municipalité de Gagnon, du syndicat des Métallos-Unis d’Amérique et de l’Association des cadres de Sidbec-Normines.

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Jusqu’à maintenant, une douzaine seulement ont trouvé de l’emploi. C’est très peu. Plusieurs ont accepté de déménager à Fermont — il y en a 235 à relever un nouveau défi — une centaine d’autres songent à prendre une retraite anticipée.
Les familles quittant Gagnon s’établissent pour la plupart au Saguenay-Lac-Saint-Jean, sur la Haute-Côte-Nord, dans le Bas-Saint-Laurent, Gaspésie et même à Québec. Les travailleurs affectés sont principalement des opérateurs d’équipements miniers et de machineries propres aux activités de concassage et de concentration du minerai de fer. Quant aux métiers spécialisés, on y retrouve surtout des mécaniciens, des soudeurs et des électriciens.
Pour ce qui est des primes de séparation, du rachat des propriétés et des largesses fiscales que les gouvernements fédéral et provincial consentent aux travailleurs de Gagnon, Sidbec-Normines ne rate rien. Dans les éditions des 16 et 21 mars des hebdomadaires
L’Élan, Côte-Nord et le Nord-Est, la SNI réserve deux pages entières pour expliquer ce qu’elle offre de mieux que Schefferville, lors de la fermeture de sa mine en 1983.

Ainsi, les travailleurs recevront l’équivalent de deux semaines de salaire par année de service — mille dollars en moyenne — non imposable. Chaque famille aura jusqu’à concurrence de quinze mille dollars pour déménager et se réinstaller ailleurs. Cela représente un peu plus d’un million et demi de dollars au total. L’accord prévoit aussi le rachat des propriétés de tous les Gagnonais, selon le taux d’imposition de l’évaluation municipale. Pour les compagnies minières et les deux gouvernements, l’ensemble de ces mesures atteint la somme de cinquante millions de dollars.
De façon générale, il semble bien que la population soit assez satisfaite de l’accord global. Ce n’est toutefois pas l’avis de Laurent Brodeur, le propriétaire de l’unique centre d’achat de Gagnon. Sidbec-Normines lui offre de racheter sa propriété commerciale pour 1 200 000$, c’est-à-dire tout juste ce qu’il lui faut pour acquitter ses deux hypothèques. Monsieur Brodeur et son épouse se disent trompés dans cette affaire. Tous deux crient à l’injustice et estiment avoir droit à plus.

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Arrivés pour la pre-ière fois à Gagnon en janvier 1959, ils ont travaillé sans relâche pendant 26 ans à l’amélioration constante de leur centre d’achat. Dans les meilleures années, on y comptait 33 commerces. En avril dernier, il n’en restait que trois. Le couple dit se retrouver sans le sou, leur rendement après investissement durant ces années étant nul.
La fermeture de Gagnon le 30 juin s’inscrit dans l’histoire du Québec. Les politiciens, par exemple, comprennent maintenant l’importance d’une économie diversifiée. L’ère des villes monoindustrielles est révolue. Elles sont à la fois à la merci de l’humeur des multinationales et des conditions mondiales du marché.
À Sept-îles, on note de nouvelle avenues: la poursuite du projet de la firme Kayser d’implanter une aluminerie, la construction d’une usine de manganèse à Pointe-Noire au coût de 200 millions de dollars — la première du genre en Amérique du Nord — et puis la vente d’eau potable aux pays Arabes dont l’entente prévoit l’exportation de 440 millions de gallons d’eau par mois!
Autres signes encourageants pour une reprise de l’économie: la légère croissance de la demande du fer à la compagnie minière IOC entraînera prochainement des investissements de l’ordre de 35 millions de dollars, et la mise en opération du quai en eau profonde de Pointe-Noire prévue à l’automne 86. Coût: 50 millions de dollars. Jusqu’à présent, les travaux sont complétés à 50%.
Il semble que la rationalisation des opérations minières aura ses effets positifs. Au cours des quinze prochaines années, Fer-mont et Port-Cartier sont assurés d’une production minimale de 14,5 millions de tonnes de fer.
Mais ce qui survient à Gagnon en ce moment, personne ne l’oubliera. Obliger une population à se déraciner de son milieu qui lui était sien, cela équivaut à la mépriser. Pis encore, démolir ce qui reste de Gagnon, c’est renier un patrimoine, une population qui a connu un vécu formidable de sa naissance à sa mort.