LA MAISON DE MES RÊVES

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La maison de mes rêves
(Kathleen Bourget, 1988)

Quand j’avais six ans, j’ai par une froide nuit d’hiver franchi la route qui reliait Sept-Îles à un coin perdu à trois cents kilomètres de toute civilisation, dans le bois. Au matin, après avoir roulé sept heures dans l’immense forêt septentrionale, j’ai trouvé un petit hameau où il y avait vingt-sept maisons et la mienne.

C’était une petite maison de bois, semblable à toutes les petites maisons de bois de toutes les petites villes minières du Québec. J’étais arrivée, le voyage était terminé, j’y ai installé mon enfance.

Vite ma maison s’est entourée de maisons, de chats, de chiens, de rues et d’enfants; une école a surgi, l’église a suivi, si bien qu’on a appelé ce lieu une ville.

Et j’ai vécu dans cette maison sans histoire une existence tout ordinaire et je me suis enracinée dans le pays dont elle était issue. J’ai grandi, et un jour, j’ai quitté ma maison et la ville dont elle s’était entourée pour aller poursuivre ma vie sans elle.

Et depuis, elle ne me quitte plus. Ma maison s’est glissée dans mes bagages et s’anime toutes les nuits. Je rêve tantôt qu’elle est bourrée de dynamite, ou encore je vois une étrangère y prendre son café, d’autres fois elle est en flammes. Elle hante mes songes, me laissant au matin le goût de la revoir, d’y entrer, de la revisiter.

Je sonne à la porte, j’attends qu’on m’ouvre, et je raconte que j’ai vécu là une grande partie de ma vie et que je n’ai de plus grand désir que de revoir l’intérieur de ma maison. Le rêve finit souvent là.

Ou bien parfois personne ne répond.

Ou bien je suis dans ma ville, je veux revoir ma maison, et finalement je ne peux m’y rendre. Et je me réveille…

Souvent, je réussis à y entrer, jamais je n’y trouve le même décor; une fois elle avait l’apparence d’une maison close, de violentes dentelles rouges ornaient des pièces lovées autour d’un escalier en colimaçon.

Puis un jour, j’apprends que la ville que j’ai contribué à bâtir va fermer. Ma maison et sa ville laissées à elles-mêmes.

Les rêves changent. Ma maison est envahie d’herbes, le vent y a élu domicile et il rôde une odeur de fantômes quand je m’approche de ses fenêtres poussiéreuses. À la merci des éléments, elle s’ennuie à trois cents kilomètres de toute vie humaine.

Peu après, j’apprends qu’on a décidé de ne pas abandonner la ville à son sort, et que ma maison et toutes ses sœurs vont être démolies. Tout va être rasé, on va mettre un mètre de terre partout, et on va y planter des arbres. Ma ville aura finalement des arbres. Gagnon, ville boisée à titre posthume. J’ai si souvent déploré la rage défricheuse des bâtisseurs de ma ville qui ne voyaient en la jolie forêt de conifères qu’un ennemi à terrasser. On va rendre ma ville à la nature. À la télévision, je vois une grosse boule de fer prendre son élan pour fracasser ma maison. Est-ce ma maison? Est-ce sa voisine? Elles semblent toutes pareilles. Moi, je sais qu’on détruit ainsi le témoin d’une importante partie de mon histoire, je sens mon œuvre en péril, ma ville se meurt.

Je vois comme dans un film ma maison tenir bon, résister aux assauts, puis se replier sur elle-même, s’abîmer, s’engloutir dans une fosse qu’elle creuse en s’effondrant, se briser.

Ce qui était il y a une minute l’abri, le refuge, le phare, le fort ayant résisté aux vents de tant d’hivers impitoyables s’écroule, anéantissant ainsi tous mes espoirs de la redécouvrir un jour.

Ma maison est au cœur de sa ville. Ses entrailles gisent dans un cimetière d’espoirs enfouis.

Mes rêves continuent avec autant d’ardeur, un élément y est toutefois ajouté, ma maison leur appartient vraiment maintenant et ils me la font réapparaître en essayant de me convaincre que non, elle n’a pas été détruite, que oui, j’y habite, que tout ça n’était qu’un mauvais rêve…